Pour inaugurer ce blog, je vous propose une promenade dans l’Antiquité, suggérée par Sébastien Durand, conseil en storytelling. Lors de la conférence (lien LNS) tenue au PressClub de France lundi 10 octobre (voir le récap’ en live-tweet sur le blog de Sébastien, et la réflexion de Fleur au sujet de la “néostalgie” sur le blog de la Netscouade, notre agence web), celui-ci a fait référence à un court essai de Paul Veyne, historien spécialiste de la Rome antique, intitulé Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Seuil, 1992). En bon rat de bibliothèque (non converti à l’e-book, et soutien au passage à la défense du livre papier de Beigbeder), j’ai donc dévoré ce bouquin.
Et pourtant, rien de simple, avec des références multiples (systématiques) aux épisodes de l’Antiquité ET au club plutôt fermé des historiens spécialisées sur le sujet. Le lien avec le storytelling n’est pas toujours évident mais en s’accrochant, plusieurs pistes émergent.
Raconter une histoire est devenue une affaire de professionnels
- l’histoire écrite par les “Anciens” (de l’Antiquité), base sa légitimité sur l’ancienneté du fait, sans préciser les références des sources, pour un public de non-spécialistes. C’est un peu l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu la bête. Celle écrite par les “Contemporains”, à l’inverse, critique les mythes pour un public de spécialistes (d’autres historiens, en gros). Le lien avec le storytelling peut se concevoir si l’on repense à la manière dont sont orchestrés, ou du moins “mus”, certains bad buzz (voir ce billet de Cyroul sur la crise “ex nihilo” de Petit Bateau) qui ne le deviennent que par le débat qu’il suscite chez les professionnels de la communication en ligne.
- L’origine de la “référence” dans la construction d’une histoire (les notes de bas de page), provient des cas de controverses (historique ou juridique, par exemple) et témoigne de cette professionnalisation. L’historien devient enquêteur, pour reconstruire les histoires dont on lui fait part. Inversement, le storyteller peut jalonner ses narrations de “preuves” qui donne chair à l’histoire… il faut un peu de réalité, mais pas trop non plus. La construction d’une histoire tronque la réalité par un “vernis de merveille”
La construction d’une histoire tronque la réalité par un “vernis de merveille”
- La temporalité du mythe, déconnectée du réel, évolue dans l’Antiquité dans un “avant” non accessible, mais transmis par la parole des poètes notamment. La nostalgie qui affleure souvent dans le storytelling n’est pas loin : un ressenti familier, mais définitivement dans un autre temps auquel on ne reviendra pas. Ou par le truchement de ces photos vintages si prisées des détenteurs de smartphone, comme le détaille OWNI dans une superbe réflexion sur Instagram et Hipstamatic.
- La construction du mythe mélange réalité (les personnages ont pu réellement exister, comme Jésus, des dates et des noms propres assurent l’existence du fait traité) et déformations successives dues aux fictions qui s’y sont sédimentées. Une sorte de téléphone arabe que l’on peut rapprocher du bouche à oreille, lui aussi élément clé de la propagation des histoires sur le web social (l’association US des professionnels du buzz s’appelle d’ailleurs la “Word of mouth marketing association”). Paul Veyne parle d’un “vernis de merveille” qui n’est pas illégitime, car le mythe peut avoir des fonctions sociales positives, l’exemple qu’il en donne est celui de l’odysée d’Ulysse, qui a servi de livre de géographie à plusieurs générations !
La croyance à l’histoire est communautaire
- Les modes de croyance possibles décrits par Paul Veyne pour les Grecs antiques sont de deux types : je crois sur la foi d’autrui (on m’a dit que…), ou par l’autorité de professionnels (des historiens qui ont cherché à certifier l’événement, ou tout autre professionnel garantissant un fait par son expertise)
- Le lien entre la croyance et l’obéissance est ténu (et un peu flippant) : si je crois à tout ou partie du mythe, je peux obéir aux préceptes qu’il véhicule. Les marques l’ont bien compris, en élargissant la communication d’un produit (Coca-Cola) à des concepts et valeurs (plaisir, bonheur, partage, Coupe du Monde, #bisous)
- Les notions de croyance et de vérité sont communautaires. La réalité perçue est fille de l’imagination constituante de chacune des communautés. Paul Veyne va jusqu’à parler de “bocaux d’imagination”, desquels il est compliqué de s’extraire. Et c’est précisément ce qui s’exprime par le concept de communauté sur le web social : un même fait (la bouteille de Coca-Cola) sera perçue différemment par les écologistes, les amateurs de soft drinks, les financiers, les packagers…
Une bonne histoire est faite de “polygones” auxquels plusieurs communautés, et plusieurs “moi”, peuvent s’identifier
- Autre concept intéressant pour les communicants, la distorsion entre des histoires dites causales (et plus “digestes” ou lisibles, avec un sens de compréhension univoque) et des histoires faites de “polygones” de causes (moins “sensées”). On peut en déduire que toute marque peut, pour commencer à raconter une histoire sur le web, dresser un schéma de ce polygone de causes pour disposer d’autant de leviers auprès de communautés différentes.
- D’autant plus que l’identité d’un même lecteur est aussi multiple (je suis à la fois geek, rat de bibliothèque, amateur de thé…), et qu’une histoire peut jouer sur ces polygones pour permettre à plusieurs communautés de s’identifier à celle-ci. Pour reprendre un schéma connu des chercheurs et des agences web, la superposition des identités des internautes par Dominique Cardon (article complet sur Réseaux) reste un modèle sur lequel chacun comprendra sa position “multiple”
Evidemment, cette lecture prend un sens étonnant au moment où la Grèce et son Premier Ministre Papandreou sont en plein exercice de communication sur le référendum (ou pas) de sortie de l’euro), et alors que la mythologie de Steve Jobs continue de se construire (voir sa biographie approuvée) post-mortem.
Les Grecs ont donc bien cru à leurs mythes, conclut Paul Veyne, mais pas à leur aspect fantastique. Le lien à faire avec le storytelling n’est pas évident au milieu de la broussaille de références érudites de l’auteur, aussi je vous recommanderai plutôt d’autres pistes pour ceux que le storytelling intéresse
- Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, de Christian Salmon
- Morphologie du conte, de Vladimir Propp
- (et si Sébastien Durand m’offre son livre, j’en ferai un billet avec plaisir !)
Merci pour cette intéressante analyse, Martin.
Je retire aussi de la lecture du bouquin de Paul Veyne que les histoires ne fonctionnent qu’avec la complicité active des “narrataires” (ceux à qui on les raconte). Et que même des spectateurs rationnels peuvent faire le choix d’une “suspension consentie de l’incrédulité” (“suspended disbelief”, Coleridge) si l’histoire irrationnelle leur apporte suffisamment de bénéfices espérés : comme l’enfant qui commence à ne plus croire au Père Noël mais fait le pari (pascalien) d’y croire quand même un peu au cas où, sinon, il ne recevrait plus de cadeaux.
Cette idée permet aussi de comprendre pourquoi certaines marques, les cosmétiques notamment, continueront de raconter des histoires invraisemblables (le produit pour rattraper le temps perdu sur un top model à peine pubère notamment) tant qu’on a envie d’y croire. Le thème de la fontaine de Jouvence est une typologie (de type “vendredi”, Vénus) fréquente en matière de storytelling.
Merci pour ces nouveaux concepts que je manquerai pas d’aller creuser ! ça me fait penser au “perception management” que l’on avait rapidement étudié à l’Ecole de Guerre Economique.
En parlant de Pascal, un ami qui édite une collection de livres de philosophie pour enfants a publié celui sur la rencontre entre Don Juan et Pascal
Et en attendant, je finis un beau et gros bouquin sur la construction des autoroutes aux Etats-Unis, là aussi il y a de quoi créer des histoires vraiment passionnantes.
Et pour conclure sur le storytelling, j’y vois toujours assez peu clair, notamment en méthodologie, pour autant le sujet m’intéresse beaucoup, notamment parce que mon pôle conçoit de plus en plus de campagne de promotion, dont l’un des principes est d’élargir par des concepts l’approche d’un produit.
(les autoroutes : je suis bien d’accord. Je m’intéresse à leur construction mais aussi à leur architecture – qui comme celle des centres commerciaux est fascinante (fascisante ? cf. les oeuvres d’art monumentales sur les aires de repos) à force de ratage – et à leur sociologie : que retient-on sur des bandes protégées et barriérées qui font qu’on est toujours à l’extérieur des paysages que l’on traverse ?)
Pour la méthode et mon bouquin, il y a un exemplaire qui traîne chez vous puisque Benoît était destinataire d’un exemplaire éditeur. 🙂
Je vais fouiner, alors !
Sur les autoroutes, il s’agit de The Big Roads, vraiment une très belle histoire
M
Merci, je vais le commander.
SD